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Les douleurs du Proche-Orient dans la musique de Kamilya Jubran

By Catherine Bédarida
Le Monde July 29th, 2004

Ces artistes étrangers qui ont choisi la France : Kamilya Jubran. Originaire de Galilée, cette Arabe de nationalité israélienne savoure la liberté et les rencontres que l'Europe lui permet.

Au milieu de la scène, une femme, cheveux noirs courts, longue chemise et pantalon noirs, une voix chaude, un instrument à cordes arabe. Autour d'elle, deux performers, l'un aux sons électroniques, l'autre à l'image vidéo qui défile en fond de scène.

Elle chante des poèmes, ils l'accompagnent à l'ordinateur. Dramaturgie simple, complicité contemporaine. Pour ces drôles de rencontres électroacoustiques Nord-Sud, Kamilya Jubran, musicienne palestinienne, est arrivée en Europe en 2002. "J'avais soif, et j'ai encore soif d'expérimentations artistiques."

Venue de Jérusalem, elle se sent "sortie de la cage" . "Ici, je suis libre de penser, de circuler, de partager - tout ce qui fait défaut dans un pays comme le mien. Je me sens comme quelqu'un qui sortirait de prison et découvrirait ce qui lui a manqué, sans même qu'il s'en rende compte, tellement il était enfermé : le manque de rencontres culturelles, de croisements artistiques, de métissage."

Avec la distance, elle mesure la dégradation de la vie palestinienne. "Quand on vit sur place, on fait tout pour continuer à exister. Le simple fait d'aller au travail, d'envoyer les enfants à l'école, est déjà une réussite. Alors, on ne voit pas à quel point tout se rétrécit chaque jour. Ici, je suis capable de respirer, de réfléchir, et ce regard plus objectif sur la situation là-bas me rend beaucoup plus triste."

Kamilya Jubran vit à présent à Paris, mais elle se rend souvent à Berne pour travailler avec Werner Hasler, musicien électronique avec lequel elle mène ses recherches actuelles. En 2002, elle a quitté Jérusalem, invitée par la fondation du gouvernement suisse Pro Helvetia, pour une résidence artistique de deux mois. C'est là qu'elle a créé son spectacle Mahattaat ("stations", en arabe), cette performance visuelle et sonore, avec Werner Hasler et le vidéaste Michael Spahr.

Mahattaat a aussitôt été programmé dans a aussitôt été programmé dans plusieurs festivals européens, notamment en Suisse, en Allemagne et en France, et Kamilya Jubran a fait le choix de rester, pour montrer le spectacle en tournée et pour approfondir ses recherches électroacoustiques.

En France, où elle était déjà venue donner plusieurs concerts depuis 1995, "tout est un choc : la société multicolore, la présence de nombreuses communautés issues du monde entier et qui réussissent à vivre ensemble dans un pays ouvert".

La musicienne est originaire de Galilée, où le village palestinien de ses parents et grands-parents s'est retrouvé en 1948 à l'intérieur des frontières du nouvel Etat israélien. "En Galilée, je n'ai jamais vu cette façon de vivre ensemble. Israël fait venir des communautés de partout dans le monde, mais chacune vit de son côté. La relation entre les deux groupes - palestinien et israélien - est d'abord une relation économique, de commerce. Il est rare de trouver un lien plus profond. Parler arabe dans la rue, écouter de la musique arabe, ces choses simples sont toujours aussi inconfortables. Chacun est enfermé dans le manque de confiance en soi, le manque de confiance en l'autre."

Kamilya Jubran est née à Saint-Jean-d'Acre en 1963, dans une famille d'artistes. Son père, Elias Jubran, est un luthier et un joueur d'oud, le luth arabe. Il reçoit ses élèves à la maison. Dans cette atmosphère musicale, Kamilya commence à l'âge de 4 ans à apprendre le répertoire arabe classique égyptien, à la voix puis aux instruments, le canoun et l'oud. A 19 ans, elle rejoint le jeune groupe palestinien Sabreen, où elle restera jusqu'en 2002, tournant dans de nombreux pays, enregistrant quatre albums et fondant un studio de production à Jérusalem.

"Traditionnellement, les musiciens jouaient dans les mariages et les fêtes. Dans les années 1970, la chanson engagée a émergé dans le monde arabe, comme avec le musicien libanais Marcel Khalife." Le groupe Sabreen cherche aussi à parler du présent, en inventant une musique éloignée du classique, du folklore et de la variété.

En rajeunissant les mélodies traditionnelles, en ajoutant des instruments d'aujourd'hui, Sabreen chante le destin palestinien. Le groupe choisit ses paroles avec soin : "On a toujours voulu éviter les mots comme "guerre", "pierres", "soldats"." Kamilya, la chanteuse du groupe, introduit les textes des poètes palestiniens tels Mahmoud Darwich ou Fadwa Touqan. L'auteur qui accompagne plus particulièrement le groupe est le jeune poète et romancier Hussein Al-Barghouti, mort d'un cancer en 2003, dont un récit de jeunesse vient d'être publié en France, Lumière bleue (Actes Sud/Sindbad, "Le Monde des livres" du 14 mai).

En 1989, le groupe a créé une association de pédagogie artistique pour les enfants et les adultes amateurs. En 1994, dans l'ambiance optimiste qui suit la signature des accords d'Oslo, il sort son album Here come the doves ("Voici le temps des colombes"). Sabreen donne son concert en France, en accompagnement de la tournée d'un Roméo et Juliette israélo-palestinien, première production mixte marquante.

Dans les années qui suivent, Kamilya Jubran organise des camps de vacances musicales pour les enfants des territoires palestiniens. Ces modules de formation, baptisés "Musique pour chacun", devaient se développer. Mais le projet s'enlise, après l'assassinat du premier ministre Rabin et le retournement de la situation.

Pour la saison palestinienne en France, en 1997, Kamilya Jubran et son groupe reviennent donner des concerts. "J'ai décidé d'apprendre le français - j'avais appris l'hébreu et l'anglais à l'école. Le Centre culturel français m'a financé un stage de langue." Son premier contact avec la langue française remonte à l'enfance : "Il y avait un dessin animé français, avec une histoire de Nounours, qui passait à la télévision jordanienne. Nous le regardions à la maison. Il était sous-titré en arabe et le fait d'entendre la langue française me fascinait", se souvient-elle en riant.

En France aujourd'hui, elle travaille sur les rencontres entre les sons acoustiques de ses chants et de son oud avec le jazz, la musique électronique, l'improvisation. Vivre à Paris lui permet aussi de rencontrer d'autres artistes et intellectuels arabes en exil. De nationalité israélienne, Kamilya Jubran n'a pas le droit de se rendre dans la plupart des pays arabes. C'est en Europe qu'elle a fait la connaissance de poètes dont elle compte inclure les textes dans ses prochaines compositions, comme l'Irakien Fadel Al-Azawi, la Syrienne Aïcha Arnaout, la Jordanienne Sausan Darwasa, cinéaste et écrivain.

Elle ne souhaite pas encore rentrer au Proche-Orient : "A l'étranger, je fais des rencontres qui me soulagent."